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Publié le 29 - 04 - 2021

    « Avant un plan social en entreprise, il faut un diagnostic partagé »

    Expert du dialogue social, Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, décrypte les enjeux liés à la prolifération des plans sociaux sous l’effet de la crise sanitaire.

    Les restructurations en entreprise se multiplient avec près de 900 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) initiés depuis mars 2020 selon le ministère du Travail. Quelle est votre analyse ?

    La crise sanitaire se traduit par une crise économique et sociale sans précédent. Les conséquences sur l’emploi vont être très fortes et le pire est probablement à venir. Des filets de secours permettent actuellement d’éviter des PSE : le déploiement massif des prêts garantis par l'État (PGE), qui permettent aux entreprises de tenir au niveau de leur trésorerie, l’activité partielle et le décalage des charges sociales. Ces plans sociaux touchent les très grands groupes comme les petites et moyennes entreprise (PME), mobilisant les représentants du personnel pour accompagner ces réorganisations et obtenir des contreparties pour les salariés.  

    Constatez-vous des effets d’aubaine avec des projets opportunément « sortis du carton », au seul prétexte de la crise ?

    Ils existent, parfois de manière assez scandaleuse, et peuvent heurter à juste titre l’opinion publique. Il faut les traquer et interpeler les directions, surtout quand les entreprises bénéficient d’aides de l’État. Heureusement, ces dérapages restent marginaux. Il faut saluer, à cet égard, la responsabilité des employeurs et des organisations syndicales. Dans cette phase intense de plans sociaux, il s’agit d’établir le bon diagnostic et de distinguer ce qui relève des impacts économiques de la crise et les effets d’aubaine dans des entreprises profitant du contexte pour mettre en œuvre des réorganisations stratégiques mûries avant la pandémie. Autre point de vigilance : le développement du télétravail qui peut conduire des employeurs à procéder à des économies sur l’immobilier, sans s’interroger sur la productivité et les conditions de travail induites, parfois dégradées.

    L’APLD est un bon dispositif : les entreprises avec les fonds propres suffisants ont tout intérêt à le privilégier »

    PSE, activité partielle de longue durée (APLD), accord de performance collective (APC), rupture conventionnelle collective (RCC), plans de départs volontaires (PDV) et congé de mobilité dans le cadre d'un accord de gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences (GPEC). Comment faut-il appréhender ces dispositifs dans l’entreprise ?

    S’ils peuvent faire l’objet d’une négociation avec les partenaires sociaux, trois d’entre eux – la RCC, l’APC et le congé de mobilité - peuvent se faire sans information ni consultation préalable du comité social et économique (CSE). C’est choquant car ces dispositifs se sont multipliés ces derniers mois. L’APLD est aisée à mettre en œuvre via la négociation. Le dispositif est plébiscité par les syndicats car il permet le maintien des salariés et des compétences avec un engagement fort de l’entreprise à ne pas procéder à des licenciements économiques durant une certaine période. C’est un bon dispositif, même s’il faut être attentif aux répercussions sur le pouvoir d’achat des salariés. Les entreprises qui ont les fonds propres suffisants ont tout intérêt à privilégier l’APLD car il est très coûteux, quand les salariés sont partis, de reconstituer les compétences le moment venu.

    À l’autre extrémité, l’APC, prévoyant des baisses de rémunération ou des modifications du temps de travail, est sans aucun doute le plus difficile à négocier. Si les élus du personnel ont la conviction qu’on leur demande des efforts avec un retour à meilleure fortune dès que la situation de l’entreprise se sera améliorée, l’accord est possible. Mais cette relation de confiance n’est pas facile à obtenir. On observe beaucoup de crispations sur le terrain quand les élus craignent que l’accord ait davantage une vocation structurelle que conjoncturelle. Concernant les RCC, qui nécessitent un accord collectif majoritaire, il y a à boire et à manger : si certains accords se font avec une véritable négociation, d’autres sont plus brutaux, ce d’autant qu’il n’existe pas de mission légale d’accompagnement des syndicats ou du CSE lors de la négociation.

    Quid des PDV et des GPEC ?

    On observe globalement une qualité satisfaisante des accords négociés. Les PDV sont bien vus des organisations syndicales car c’est une opportunité de rebond pour les salariés. Il y a parfois des surprises quant au nombre plus important qu’escompté de candidats à un départ. Il faut, cela dit, être très prudent au regard des difficultés actuelles du marché du travail et bien négocier les mesures d’accompagnement. Concernant les GPEC, cela nécessite beaucoup d’anticipation et de réflexion « à froid » sur les enjeux de mobilité interne et externe. Il faudra par ailleurs suivre la mise en place du nouveau dispositif de transition collective, co-construit avec les partenaires sociaux et visant à favoriser, à l’échelle d’un territoire, la mobilité professionnelle - en particulier intersectorielle - et les reconversions.

    La souplesse accordée aux employeurs pour supprimer des emplois n’a jamais été aussi grande »

    Des entreprises ont parfois recours, simultanément, à plusieurs dispositifs. Quelle doit être la ligne de conduite ?

    On le constate principalement dans les grandes entreprises car cela nécessite une réelle maîtrise de l’ingénierie sociale du fait de la complexité des dispositifs qui évoluent régulièrement au plan législatif. Juridiquement, les employeurs disposent aujourd’hui de beaucoup de moyens sur le champ des restructurations. La souplesse accordée aux employeurs pour supprimer des emplois n’a jamais été aussi grande, notamment depuis les Ordonnances Macron de 2017.

    Dans chaque entreprise, il faut dès lors un diagnostic approfondi partagé conjointement par les directions et les syndicats. À partir de là, on choisit le ou les dispositif(s) adapté(s). Par exemple, mélanger l’APLD - pour éviter les licenciements économiques - avec un accord de GPEC - afin d’accompagner les mobilités et les reconversions - peut être une formule satisfaisante.

    À l’inverse, y a-t-il des « combinaisons » à éviter ?

    Mener de front un APC et un PSE qui se traduit par des licenciements économiques, sans départs volontaires, me semble une combinaison plus délicate. C’est un peu mettre le couteau sous la gorge des salariés. Pour les organisations syndicales et les représentants du personnel, il faut alors travailler sur le contenu de l’APC pour parvenir avec un compromis équilibré avec la direction et éviter au maximum les suppressions d’emplois.

    Les cabinets comme Secafi, qui accompagnent les instances représentatives du personnel, sont-ils davantage sollicités depuis le début de la crise ?

    Oui, de façon impressionnante, surtout depuis septembre 2020 avec des plans sociaux qui se succèdent. Nous mobilisons des moyens exceptionnels pour travailler avec les élus du personnel afin d’amener les DRH à adopter le dispositif le plus favorable. Cela passe d’abord, je le répète, par un puissant diagnostic sur la situation de l’entreprise pour documenter toutes les composantes de l’activité. Les marges de manœuvre sont très hétérogènes entre les entreprises au bord de l’asphyxie et celles qui n’ont toujours pas touché aux PGE mobilisés au printemps 2020. Deuxième étape : inciter la direction et les élus du personnel à signer un accord de méthode pour définir les modalités de négociation et d’information-consultation des instances. Troisième étape : le choix du dispositif le plus approprié pour trouver, quand c’est possible, le meilleur compromis qui puisse conduire à la signature par les organisations syndicales. Dans le cas contraire, la direction impose unilatéralement ses mesures et c’est rarement une solution satisfaisante.

    Quel est le rôle joué par la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) ?

    Elle intervient pour homologuer les PSE, les PDV, les RCC et les accords d’APLD. La plupart se sont bien mobilisées depuis le début de la crise, avec quelques plans inconsistants retoqués. L’administration joue donc son rôle. Il est toutefois dommage que les APC, qui modifient le contrat de travail des salariés, ne soient pas suffisamment sous la vigilance des Direccte.

    Observez-vous une montée en compétences des élus du personnel ?

    Malgré des moyens très affaiblis ces dernières années, la crise leur a clairement permis d’affirmer leur rôle majeur, en termes d’adaptation, de réactivité et de capacité à négocier. C’est extrêmement positif pour la suite, malgré la dureté du temps présent. J’espère que cela créera les conditions d’un dialogue loyal et plus efficace dans les entreprises.

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet

    A lire aussi : 
    - Le dossier consacré aux plans sociaux paru dans le Magazine CFE-CGC n°10 de mars 2021