
Le 21 juin 2023, le Point de contact national (PCN) était saisi par deux députés socialistes concernant les activités de la marque chinoise de prêt-à-porter Shein en France. Le PCN, dont la CFE-CGC est membre, est une instance tripartite de règlement non-juridictionnel des différends liés à l’application des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Ces principes constituent une des normes de référence à l’échelle mondiale en matière de conduite responsable des entreprises. Les procédures devant le PCN relèvent d’une démarche de médiation.
Dans leur saisine, les députés mettaient en cause le modèle économique même de Shein et de l’ultra fast-fashion et pointaient un « défaut manifeste » de respect des principes directeurs entrainant, notamment, une dissimulation des conditions de fabrication et de la composition réelle des produits. Plusieurs rapports avaient fait état de la présence exorbitante de substances chimiques dangereuses dans les produits Shein, et de conditions de travail inhumaines.
Shein a largement défrayé la chronique et fait office de parangon d’irrespect des droits humains et environnementaux dans le secteur textile. Ses liens avec l’exploitation systématisée des travailleurs ouïghours sont circonstanciés et connus de longue date. Le communiqué final du PCN, le 18 septembre dernier, conforte l’idée que la marque n’entreprend aucune démarche substantielle visant à changer de cap.
AUDITS FANTOCHES : LES FOURNISSEURS FAUSSEMENT ENCADRÉS DE SHEIN
Les éléments fournis par Shein dans le cadre de la procédure devant le PCN stipulent que le groupe est fortement engagé pour le respect du droit local, à savoir le droit chinois dont on connait la solidité en termes de droit du travail. Tactique ô combien classique des entreprises épinglées pour conditions de travail indignes sur leur chaine d’approvisionnement que de dire qu’elles se contentent de respecter le droit local des pays où leurs fournisseurs sont implantés et fabriquent les produits. Cet argument a déjà été avancé par des entreprises lors d’autres procédures devant le PCN. Et comme à chaque fois, ce dernier a rappelé que les lacunes du droit national d’un pays - en l’occurrence, la Chine - où la société a des activités ne peut justifier une violation des droits humains et du droit international du travail.
Ce rappel est une réponse à des documents fournis par Shein qui révèlent que la gestion de ses fournisseurs repose sur un « code de conduite » qui mentionne une « nécessité de stricte application du droit local ». En comparaison, le respect des normes de droit international est « encouragé ». Shein met également en avant une évaluation de ses fournisseurs via un dispositif d’audit qui détaille des violations pouvant entrainer soit une « rupture immédiate du contrat », soit une « remédiation immédiate de la violation ». Le travail forcé, le travail des enfants et le harcèlement sont supposés entrainer une rupture immédiate. La discrimination, l’obstruction à la création d’un syndicat, le non-paiement du salaire minimum, les manquements en santé-sécurité ou une « pollution environnementale significative » entrainent une remédiation sous 30 jours.
Cependant, quand on gratte la surface, aucune information n’est trouvée sur les critères de notation des indicateurs, ni leur pondération pour déterminer un score d’audit ou sur la formation des auditeurs. Il existe même des modalités variables d’audit selon l’ancienneté des fournisseurs : les plus récents font l’objet d’un audit « à distance ». En parlant des standards imposés aux fournisseurs par Shein, le PCN résume en pointant que « leur rédaction » ne permet pas « en l’état, d’en garantir l’opérabilité sur le terrain ». Par ailleurs, ces documents ne sont pas signés par les fournisseurs ce qui empêche d’identifier s’ils sont intégrés aux engagements contractuels.
OPACITÉ SUR LA GOUVERNANCE DU GROUPE ET DE SES STRUCTURES
Au titre des principes directeurs de l’OCDE, les entreprises multinationales ont aussi une obligation de publication d’informations. Or le PCN constate que celles sur les finances et la gouvernance de Shein restent extrêmement rares. En conséquence, on ne sait quasiment rien de ses activités, de son chiffre d’affaires et de sa structuration dans le monde et en Europe.
Si l’on sait que Shein dispose de structures en Europe, on ne dispose d’aucune information à leur égard et encore moins sur les liens entre ces entités et la société mère située à Singapour. Durant la procédure devant le PCN, Shein a expressément refusé de transmettre ces éléments, invoquant son statut « d’entité privée non cotée en bourse ».
DROITS HUMAINS ET ENVIRONNEMENTAUX : DES MÉCANISMES DE PROTECTION SANS SUBSTANCE
Le communiqué du PCN met en lumière qu’en matière de garantie des droits, Shein pose des principes de respect mais opère de manière systématique sur le mode de l’exception qui ouvre la porte à des abus.
En matière de temps de travail, les standards de Shein prévoient un maximum de 60h hebdomadaires et le droit à un jour de repos sur sept jours travaillés. Mais ces dispositions sont systématiquement assorties d’une exception en « cas d’urgence ou de situations inhabituelles » sans que ces circonstances soient clairement définies et circonscrites. Aucunes données ne sont fournies sur les dérogations activées « en cas d’urgence ».
Sur les salaires, Shein affirme « encourager » ses fournisseurs à payer le salaire minimum du pays où ils sont implantés et même à verser des salaires supérieurs à ce minima. Là encore, aucun élément ne figure sur la déclinaison concrète de cet encouragement. Sur la liberté d’association et la négociation collective, Shein recommande une « communication ouverte entre direction et employés » alors qu’en même temps, la violation des droits syndicaux n’est pas identifiée comme un risque. Il est donc probable que ça ne soit pas pris en compte dans les audits. Sur la santé-sécurité, Shein affirme avoir effectué deux millions de tests entre 2023 et 2024 pour détecter la présence de substances interdites dans les standards adressés aux fournisseurs. Sans en communiquer les résultats.
Concernant les risques environnementaux, le PCN constate une absence de cartographie structurée de ces risques. Shein a annoncé des objectifs pour 2030 : réduction de 25 % des émissions de gaz à effet de serre en prenant 2023 comme année de référence ; amener l’intégration de polyester recyclé à 31 % (sachant que 75 % de leurs produits sont en polyester) ; installation de panneaux solaires sur 31 sites de production. Par ailleurs, l’entreprise met en avant le développement d’une « stratégie proche import » via l’ouverture d’un centre de production en Turquie pour desservir le marché européen ainsi qu’au Brésil pour le marché latinoaméricain. Or sans cartographie sérieuse, il n’est pas possible d’identifier des mesures de remédiation et, d’ailleurs, Shein n’en présente pas. L’analyse du PCN identifie in fine que le « modèle économique est incompatible avec les exigences bas carbone ».
DIX RECOMMANDATIONS FORMULÉES
En conclusion de son communiqué, le PCN présente 10 recommandations dont il effectuera le suivi à 6 puis 12 mois : cartographier la chaine d’approvisionnement et les risques, contractualiser le respect du droit international, garantir le versement des salaires, etc.
Notons enfin que la publication de ce communiqué est intervenue la veille de l’annonce de l’ouverture d’une boutique Shein au BHV Marais - dénoncée à l’unanimité des organisations syndicales (CFE-CGC, CFDT, CFTC, CGT, Sud Solidaires) du grand magasin parisien -, lui ôtant malheureusement une bonne part de sa visibilité. Hasard du calendrier ou coup de com’ rondement mené ?
Ana Cuesta