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Publié le 15 - 04 - 2021

    Les enjeux autour d’un meilleur partage de la valeur ajoutée

    Avec la très nette dégradation de la situation financière des ménages, la crise du Covid-19 a amplifié les inégalités, ravivant les discussions autour de la répartition de la valeur ajoutée et des enjeux de justice sociale.

    Si le débat sur le partage des richesses a longtemps été centré autour de la question des politiques publiques redistributives (niveau des prélèvements et des transferts), il semble désormais se cristalliser sur le partage primaire de la richesse produite par les entreprises et la juste récompense du travail salarié. La thématique du partage de la valeur ajoutée revient ainsi de manière récurrente dans le débat public et politique.

    Le sujet fait d’ailleurs partie intégrante de l’agenda social 2020-2021. Récemment, un rapport parlementaire intitulé « Pour un partage de la valeur. Agir à la source » a repris des préconisations de la CFE-CGC en faveur d’un meilleur partage de la valeur ajoutée. Parmi celles-ci figurent notamment la création d’un indicateur de mesure propre à éclairer le dialogue social, la nécessité de conditionner la rémunération variable des dirigeants à des critères extra-financiers et de renforcer la place des salariés dans la gouvernance des entreprises. Ces propositions s’inscrivent dans le cadre d’une nouvelle vision de l’entreprise, dépassant le seul prisme financier pour garantir, sur le long terme, une performance économique durable.

    PARTAGE DE LA VALEUR AJOUTÉE : DE QUOI S’AGIT-IL ?

    Il s’agit de la richesse créée par l’entreprise. Comptablement, on la définit comme la différence entre la production de l’entreprise (dont le poste principal est le chiffre d’affaires) et les achats de biens et services consommés pour réaliser cette production (les consommations intermédiaires). Elle se répartit entre les différents acteurs : en rémunérations pour les dirigeants et salariés, en dividendes et rachats d’actions pour les actionnaires, en intérêts pour les banques, en impôts pour l’État, et en investissements pour l’entreprise.

    Depuis la loi Rebsamen du 17 août 2015, le partage de la valeur ajoutée est intégré au premier bloc de négociation (« Rémunération, temps de travail et partage de la valeur ajoutée »), les salaires effectifs ainsi que l’intéressement et la participation devant être mis en perspective avec le partage de la valeur ajoutée. Dans le cadre des négociations, il peut donc s’avérer utile d’en connaître la répartition chiffrée au sein de l’entreprise. En principe, ces données sont accessibles dans les documents financiers de l’entreprise ou, pour les entreprises de plus de 50 salariés, dans la base de données économiques et sociales (BDES ; voir à ce sujet le Guide CFE-CGC sur le partage de la valeur ajoutée téléchargeable sur l’Intranet CFE-CGC).

    Au niveau national, deux sources statistiques permettent d’analyser son évolution : l’INSEE, qui calcule la répartition de la valeur ajoutée au niveau macro-économique, et la Banque de France, qui la calcule dans le cadre de son analyse des bilans et comptes de résultats.

    DEPUIS VINGT ANS, UNE ÉVOLUTION AU PROFIT DES ACTIONNAIRES

    D’après l’adage, « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » (Helmut Schmidt, 1974). Mais qu’en est-il vraiment ? D’après les données de la Banque de France, en un peu plus de 20 ans, le constat est sans équivoque : seule la part revenant aux actionnaires a progressé (elle a presque triplé sur la période !). En revanche, la part revenant à la rémunération du travail ainsi que celle revenant à l’État (via les impôts et taxes) ont baissé. Celle affectée aux investissements s’est tout juste stabilisée. Les salaires n’ont donc pas suivi l’augmentation des profits, et une part importante de la valeur ajoutée a progressivement été captée par les dividendes. Cette tendance est d’autant plus marquée dans les grandes entreprises.

    De nombreux déterminants expliquent cette déformation du partage de la valeur ajoutée au profit des actionnaires sur le long terme. Les différentes réformes du marché du travail ont eu pour effet d’affaiblir le pouvoir de négociation des salariés. En parallèle, la financiarisation des entreprises a conduit à un mouvement de concentration et à une « mise en compétition » au regard de la rémunération versée aux actionnaires. Les gouvernances des entreprises se sont ainsi détournées de leurs intérêts à long terme, sacrifiant leurs investissements pour répondre aux intérêts d’actionnaires dont l’horizon est le plus souvent réduit à un temps très court, comme l’a déploré le récent rapport (consultable ici) de la Commission européenne sur la gouvernance durable.

    RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL : VERS UN ACCROISSEMENT DES INÉGALITES SALARIALES

    Au sein même de la part rémunérant le travail, les inégalités se creusent en défaveur des salariés. Comme pour les dividendes, les écarts salariaux entre les individus les moins bien rémunérés et les mieux rémunérés au sein d’une même entreprise sont d’autant plus élevés que la taille de l’entreprise est importante. 

    D’après les données du cabinet Proxinvest (spécialisé dans la politique de vote et d’analyse de gouvernance des sociétés cotées), sur la période 2014-1019, la rémunération des dirigeants du CAC 40 a ainsi augmenté à un rythme bien plus prononcé que celle des salariés (28 % pour les dirigeants et 17 % pour les salariés). En moyenne, les dirigeants du CAC 40 ont touché une rémunération annuelle de 5,18 millions d’euros (78 fois la rémunération moyenne des salariés de ces entreprises), soit la moyenne la plus élevée de l’histoire de l’indice boursier après 2019. Si la rémunération des dirigeants connaît une baisse en 2019, cela s’explique par la réduction voire l’annulation de certains bonus versés en 2020 (au titre de l’année 2019) en raison de la crise du Covid-19, mais également par la sortie de Carlos Ghosn (ancien patron de Renault-Nissan), l’un des dirigeants du CAC 40 les mieux rémunérés.

    LIMITER LES DÉRIVES POUR PLUS D’ÉQUITÉ

    Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, indiquait en mai 2019 à l’Institut Français des Administrateurs : « Nous ne voulons pas d’écarts de rémunération à l’américaine, où le salaire du dirigeant peut être 300 fois plus élevé que le salaire moyen. Je ne pense pas que de tels écarts soient une bonne chose pour ce capitalisme européen et français que nous voulons fonder. » Avec la crise sanitaire et économique, le débat sur l’acceptabilité sociale de ces rémunérations revient sur le devant de la scène, dans un contexte où les entreprises peuvent bénéficier d’aides publiques sans exigences de contreparties.

    Depuis quelques années, des outils de contrôle de la rémunération des dirigeants ont été mis en place. En 2016, la loi Sapin II a introduit dans le Code de commerce le « say on pay », un mécanisme qui donne un droit de regard aux actionnaires sur la rémunération des dirigeants de sociétés cotées. La loi Pacte de 2019 a quant à elle instauré l’obligation de publier un nouvel indicateur, le ratio d’équité.

    Grande nouveauté des assemblées générales de 2020, les actionnaires ont été invités à voter sur un rapport concernant l’application de la politique de rémunération incluant pour la première fois ce ratio d’équité, composé en réalité de deux ratios : l’un compare la rémunération de chaque dirigeant avec la rémunération moyenne des salariés et l’autre la compare avec la médiane. Bien que ce dispositif soit intéressant pour évaluer les écarts de rémunération, il gagnerait à être redéfini car le périmètre retenu pour le calcul n’a pas encore été clarifié. Légalement, il s’agit du périmètre social, qui n’est pas toujours très significatif car il peut s’agir d’une simple holding. Proxinvest, qui pratique ses propres calculs sur la base des effectifs à l’échelle internationale, a démontré que selon le périmètre retenu par l’entreprise, les résultats peuvent être très éloignés. Le cabinet a par exemple calculé un ratio de 321 pour Carrefour, alors que celui communiqué par la société est de 42. Les résultats montrent qu’en moyenne, les entreprises du SBF 120 atteignent un ratio de 73, ce qui signifie que les dirigeants du SBF 120 gagnent en moyenne 73 fois plus que le salaire moyen perçu dans l’entreprise qu’ils dirigent.

    La CFE-CGC ET LE PARTAGE DE LA VALEUR AJOUTÉE

    Pour la CFE-CGC, la valeur ajoutée créée par les entreprises est due en grande partie au travail et à l’investissement des salariés, ce qui justifie une répartition juste et équitable. Celle-ci doit être objectivée dans le calcul d’un « Index du partage de la valeur ajoutée » afin d’éclairer le débat au sein de l’entreprise. Ces dernières années, l’évolution accentuée de la rémunération des dirigeants a montré qu’elle n’était pas forcément gage de meilleure performance économique. C’est pourquoi la CFE-CGC souhaite que cette rémunération soit transparente et évolue en lien avec celle des salariés, sur la base de critères semblables pour préserver la cohésion sociale au sein de l’entreprise.

    La CFE-CGC milite donc pour que les dispositifs récompensant la performance des dirigeants d’entreprise (stock-options et bonus) évoluent de concert avec ceux des salariés (intéressement et participation) pour restreindre l’attribution des stock-options et privilégier la distribution d’actions gratuites aux salariés. Pour permettre d’intégrer les sujets de conditions de travail et de climat social, il est primordial de corréler la part variable de la rémunération des dirigeants à ces critères, facteurs de performances sociales.

    Par ailleurs, les notions de performance économique, sociale et environnementale sont liées et contribuent à la performance globale de l’entreprise. Cela impose la prise en compte de critères RSE dans la part variable des dirigeants. La rémunération des dirigeants doit être décidée dans le cadre d’une gouvernance responsable et durable soucieuse des intérêts de long terme de l’entreprise, en privilégiant les investissements et en réduisant les dividendes. Afin de réunir ces conditions, la CFE-CGC est favorable à un élargissement au tiers de la présence des représentants des salariés au sein des conseils d’’administration et de surveillance. Les salariés sont en effet une partie constituante de l’entreprise et la plus intéressée à la pérennité et à la bonne marche de celle-ci.

    DES PERSPECTIVES DE RÉMUNÉRATIONS FREINÉES PAR LA CRISE

    Depuis plus d’un an, la violente récession dans laquelle l’économie française est plongée laisse peu de perspectives favorables pour la rémunération des salariés. Alors que débute la saison des assemblées générales au cœur de laquelle sera abordée le maintien ou non des bonus des dirigeants, la tendance 2021 pour la rémunération des salariés sera sans doute à l’austérité. Selon la dernière étude du cabinet Robert Walters, seuls 26 % des cadres s’attendent à être augmentés en 2021, contre 73 % en 2020. Il en sera de même pour l’intéressement et la participation, car les versements risquent d’être fortement impactés par la baisse des bénéfices des entreprises en 2020.

    Dans ce contexte morose, le gouvernement a annoncé le retour de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat, à savoir 1 000 euros de prime exonérée de cotisations sociales et défiscalisées pouvant être versée aux salariés dont la rémunération ne dépasse pas trois SMIC. La prime pourra atteindre 2 000 euros pour les branches et les entreprises engagées dans une démarche de revalorisation des métiers des travailleurs de la deuxième ligne, mais également pour les entreprises ayant mis en place un accord d’intéressement d’ici la fin de l’année.

    Anaïs Filsoofi