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Publié le 24 - 10 - 2023

    « Les fortes attentes vis-à-vis du travail ne sont pas satisfaites »

    Professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO), Dominique Méda analyse l’évolution du rapport au travail et la question centrale des conditions de travail.

    Dans le cadre du projet de médiation scientifique avec le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po, vous avez publié des travaux intitulés « Prendre la mesure de crise du travail en France ». Qu’entendez-vous par « crise du travail » ?

    Cela signifie que les fortes attentes qui sont placées sur le travail ne sont plus du tout satisfaites pour une importante partie de la population et que le travail, au lieu de permettre une forme d’épanouissement des individus, contribue au contraire au mal-être. Nous soulignons la forte dégradation des conditions de travail que la série des enquêtes « Conditions de travail françaises et européennes » constate. Lorsque la moitié des Français associent travail et mal-être, lorsque la France apparaît en queue de peloton pour les conditions de travail parmi 36 pays concernés par l’enquête européenne, on peut parler d’une véritable crise. Rappelons ces résultats, issus de la vague de l’enquête européenne passée auprès de plus de 71 000 européens en 2021 : la pénibilité du travail est plus forte en France que dans l’Union européenne (UE) à 27. Les discriminations et les charges émotionnelles aussi. Le soutien des collègues est plus faible. Les Français sont également moins consultés sur les objectifs qui leur sont fixés. Alors que les Allemands sont 68 % à déclarer qu’ils sont bien payés pour leurs efforts, ce n’est le cas que de 45 % de nos concitoyens. La vague 2019 de l’enquête française a quant à elle montré que 37 % des actifs occupés ne se sentaient pas capables de faire le même travail jusqu’à leur retraite, que le travail était devenu insoutenable pour eux.

    Outre l’intensification du travail, la France se singularise par la très faible participation des salariés aux décisions de l’entreprise »

    Que peut-on dire de l’évolution des conditions de travail au fil du temps et y a-t-il des spécificités françaises en la matière ?

    Depuis les années 1980, on constate une dégradation des conditions de travail françaises, qui prend principalement la forme d’une intensification du travail. Il y a eu selon la DARES (ndlr : le service statistique du ministère du Travail) une pause dans cette intensification entre 1998 et 2005 mais le mouvement a repris ensuite. Ce phénomène d’intensification est constaté dans toute l’Europe mais la France se singularise par la très faible participation des salariés aux décisions et par la forte présence d’emplois dits « tendus », où les ressources dont on dispose pour faire face à des exigences élevées sont insuffisantes. Si on revient sur le chiffre de 37 % précité, il est important de souligner que toutes les catégories socio-professionnelles sont concernées puisque 32 % des cadres et 39 % des employés et des ouvriers déclarent se sentir incapables de faire le même travail jusqu’à leur retraite.

    A contrario, plusieurs programmes de recherches et études (European Values Survey, International Social Survey Program) auxquelles vous avez participé ont mis en avant qu’en Europe, les Français sont parmi les plus attachés au travail. Qu’en attendent-ils ?

    Oui, nous avions mis en évidence ce résultat dans nos exploitations de ces enquêtes avec Lucie Davoine, en 2008. Les différentes vagues de cette enquête (1990, 1999, 2008, 2017) montrent en effet que les Français sont toujours parmi les plus nombreux à déclarer que le travail est « très important ». Leurs attentes - identiques pour les différentes tranches d’âge mais plus intenses encore pour les jeunes que pour les autres - sont claires : un travail intéressant, bien payé, et une bonne ambiance de travail.

    Comment expliquer la coexistence d’un véritable plébiscite du travail et d’une aspiration à ce que sa place soit réduite ?

    Vous avez raison de souligner ce point : en 1999 déjà, nous avions mis en évidence que les Français étaient à la fois parmi les Européens les plus nombreux à dire que le travail était très important mais à souhaiter que celui-ci prenne moins de place. S’agissait-il d’un paradoxe ? Non, au contraire. Cette coexistence peut s’expliquer, selon nous, de deux manières. À la fois par la montée des aspirations à un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle - notamment la vie familiale - et par la dégradation des conditions de travail. En ce qui concerne le premier point, on voit bien depuis vingt ans monter cette préoccupation qui s’explique à la fois par la forte progression de l’activité féminine (la différence de taux d’activité n’est plus que de 5 points aujourd’hui entre les hommes et les femmes), donc la réduction drastique des « réservoirs de temps », et le souhait des hommes de participer à la prise en charge des activités familiales. Selon l’INSEE, 63 % des femmes et 59 % des hommes déclaraient en 2018 que cette conciliation des temps de vie professionnels et personnels s’avérait difficile.

    La crise Covid constitue plutôt une accentuation des tendances antérieures qu’une rupture radicale dans le rapport au travail »

    L’an dernier, une enquête conduite par la Fondation Jean-Jaurès et l’institut IFOP soulignait que la crise Covid a provoqué une véritable rupture dans le rapport entretenu avec le travail. Quelle est votre analyse ?

    Cette enquête utilise certes la même formulation que l’enquête « European Values Study » (EVS) - votre travail est-il « très important », « assez important », etc. - mais elle n’est posée ni dans le cadre de la même enquête ni selon les mêmes méthodes. Pour que la comparaison soit valable, il nous semble plus pertinent d’attendre la prochaine vague de l’EVS. Surtout, nous ne pensons pas qu’il y a une rupture mais plutôt une accentuation des tendances antérieures. La crise sanitaire a permis à de nombreuses personnes d’opérer un recul sur leur vie, de comprendre l’importance du travail dans celle-ci, de prendre conscience du caractère plus ou moins supportable des conditions d’exercice du travail. Mais ce que nous observons aujourd’hui constitue bien plutôt une accentuation des tendances antérieures qu’une rupture radicale et fondamentale. Il n’y a pas un « avant » où le travail aurait été « central » et un « après » où les gens ne voudraient plus travailler. Dès les années 1990, on constatait un polycentrisme des valeurs, détaillé dans « Réinventer le travail » (Édition Presses universitaires de France ; 2013). Le travail est très important mais d’autres activités le sont tout autant. En 2003, dans la grande enquête « Histoire de vie sur la construction des identités » réalisée par l’INSEE et l’INED, 66 % des personnes interrogées indiquaient que le travail était « assez important » mais « moins important » que d’autres choses (vie familiale, vie personnelle, vie sociale…).

    Il n’y a donc pas un phénomène en cours de détournement vis-à-vis travail ?

    Le fait que le taux d’emploi n’ait jamais été aussi élevé dans notre pays (du moins depuis que les séries existent) tend à prouver que les Français ne se sont pas détournés du travail et qu’ils ne sont pas « démotivés » ou touchés par « une épidémie de flemme ». La Dares a d’ailleurs mis un point final à ce type d’interprétation en rappelant que ce qui était qualifié de « grande démission » ne s’apparentait en rien à un refus du travail mais bien plutôt à un refus de conditions de travail trop difficiles puisque les personnes ayant quitté leur emploi en 2022 en ont retrouvé un dans de très brefs délais.

    On parle aussi beaucoup de la quête de sens au travail, qui serait devenue plus prégnante. Est-ce une réalité pour beaucoup de travailleurs ?

    Oui, elle est de plus en plus forte à mesure que le travail devient moins soutenable, que les conditions de travail deviennent moins supportables et que le contexte change. La crise écologique a par exemple rendu certains métiers de plus en plus repoussants pour une partie de la population qui ne supporte plus de contribuer à la dégradation de nos conditions de vie. Contrairement à ce que l’on peut lire, ce n’est pas seulement une préoccupation des jeunes ni des plus diplômés. Nos collègues Thomas Coutrot et Coralie Perez, auteurs de « Redonner du sens au travail » (Le Seuil ; 2022) confirment que les attentes de sens au travail sont partagées par toutes les catégories socio-professionnelles. Ils ont aussi publié un intéressant palmarès du sens au travail qui met en évidence que les professions qui trouvent le plus de sens dans leur activité professionnelle sont celles qui sont en relation avec le public. Mais dans le même temps, ce sont aussi souvent celles qui sont soumises aux violences du travail... Depuis le début de la décennie 2010, on voit en particulier monter un véritable malaise dans la fonction publique d’État et la fonction publique hospitalière. Cela correspond au déploiement de ce que l’on appelle le new public management - l’importation dans les services publics des méthodes en vigueur dans le secteur privé - et à la dégradation des conditions d’exercice de ces métiers.

    Encore émergente, la semaine de 4 jours gagne du terrain dans les entreprises. Peut-elle devenir une nouvelle modalité d’organisation du temps de travail durable à grande échelle ?

    Cela dépend vraiment de la manière dont le dispositif est mis en place. S’il s’agit de faire travailler les personnes aussi longtemps sur un nombre de jours plus réduits, il est clair que cela va encore intensifier le travail et que le risque est donc majeur. S’il s’agit de réduire la charge de travail de manière équivalente ou de réfléchir à une autre organisation du travail, cela peut devenir très intéressant. Mais n’oublions pas que le nécessaire engagement de nos sociétés dans la reconversion écologique aboutira sans doute à plus de travail humain. À nous en effet de le répartir d’une manière différente, afin que tout le monde puisse accéder à l’ensemble de la gamme des activités humaines : travail, activités familiales, amicales, citoyennes…

    À quoi pourrait ressembler le travail dans dix ans ?

    Il me semble que si on prend au sérieux la grave crise écologique à laquelle nos sociétés sont confrontées, nous allons devoir transformer radicalement notre système productif et nos manières de travailler. Si nous nous y prenions bien, on pourrait à mon avis non seulement réussir à atténuer le changement climatique et adapter nos sociétés, mais aussi créer des emplois et changer le travail. Les études dont on dispose montre que la reconversion écologique de nos sociétés devrait créer des emplois, à condition que les investissements dans les transports, la rénovation thermique, l’agriculture et les énergies renouvelables soient suffisants.

    Nous pourrions aussi nous saisir de cette opportunité pour changer le travail : rompre avec l’actuelle division internationale du travail, dramatique ; diminuer la taille des entreprises et les réancrer dans leurs territoires ; relocaliser de nombreux emplois ; et démocratiser le travail comme nous le proposons avec mes collègues Julie Battilana et Isabelle Ferreras dans « Le Manifeste travail - Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer. » (Le Seuil ; 2020). Nous devrons pour cela anticiper les reconversions à organiser puisque certains secteurs d’activité devront fermer et d’autres se déployer.

    Quel regard portez-vous sur la mise en place dans les entreprises, depuis 2019, des comités sociaux et économiques (CSE) comme instance unique de représentation du personnel ?

    Nous possédons maintenant plusieurs études qui mettent en évidence que ces réformes ont malheureusement conduit à un affaiblissement de la représentation syndicale alors que nous devrions aujourd’hui démocratiser nos organisations. Dans l’ouvrage précité « Le Manifeste travail », nous envisageons le bicaméralisme, un régime où les décisions de l’entreprise sont prises à égalité par une double chambre : celle des représentants des salariés et des représentants des actionnaires. Il s’agit de démocratiser l’entreprise avec un nouveau partage du pouvoir pour permettre aux travailleurs de participer aux décisions qui les concernent.

    Revoir les dispositifs de pénibilité et anticiper les reconversions professionnelles »

    Quels leviers faudrait-il activer pour améliorer les conditions de travail ?

    Je pense qu’il convient de prendre cette question extrêmement au sérieux. Il faut en premier lieu conditionner les 200 milliards d’euros d’aides accordées aux entreprises à des pratiques sociales et environnementales vertueuses. Autre priorité : revoir les dispositifs de pénibilité en sortant d’une approche individuelle pour privilégier une approche par métier. Il faudrait aussi revoir les dispositifs de cotisation et de tarification des accidents du travail car la France est une mauvaise élève concernant les accidents du travail mortels et non mortels. J’ajouterais deux autres chantiers à ouvrir dès maintenant : le conseil auprès des entreprises et l’anticipation des reconversions professionnelles.

    Sous l’impulsion des organisations syndicales et de jeunesse, la réforme des retraites a fait l’objet d’un mouvement social historique. Dans quelle mesure celle-ci va-t-elle influer sur le rapport au travail ?

    La crainte que l’on peut avoir, c’est que des salariés de plus en plus nombreux ne puissent pas supporter leur travail jusqu’à l’âge de la retraite. Ce qui signifierait plus d’arrêts maladie, de mise en invalidité, de mise au chômage ou au RSA… Et donc une réduction des revenus et une dégradation des conditions de vie.

    PARCOURS
    Diplômée de l’École normale supérieure et de l’École nationale d'administration, agrégée de philosophie, Dominique Méda, ancienne inspectrice générale des affaires sociales, est depuis 2011 professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine et dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO) de l’université Paris Dauphine-PSL. Elle a publié de nombreux ouvrages référents sur le travail parmi lesquels « Le Travail. Une valeur en voie de disparition » (Flammarion ; 1995), « Qu’est-ce que la richesse ? » (Flammarion ; 2000), « Le temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles » (Flammarion ; 2008) et « Manifeste Travail : Démocratiser, Démarchandiser, Dépolluer » (Le Seuil ; 2020).

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet