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Publié le 10 - 06 - 2025

    « Pour pérenniser l’emploi, il faut penser l’avenir »

    Face à la multiplication des plans de restructuration, Nicolas Blanc, secrétaire national CFE-CGC, appelle à la création d’une stratégie cohérente de souveraineté économique et à la conditionnalité des aides publiques aux entreprises.

    ArcelorMittal, Michelin, Vencorex, Arkema, STMicroelectronics… les plans de restructurations se multiplient dans l’industrie. Comment pérenniser nos sites et les emplois associés ?

    D'abord, il faut répondre à l'urgence de ces PSE, en accompagnant les équipes locales et en relayant leurs actions auprès des pouvoirs publics et des médias. Chaque dossier est unique, avec des solutions différentes et des enjeux singuliers : nombre d'emplois réellement supprimés et postes vacants, perte de compétences, risque pour la souveraineté… il faut une réponse de l’État structurée mais aussi des solutions sur-mesure.

    Pour Vencorex, les enjeux sont d’abord les emplois et la pérennité du site mais aussi la souveraineté et la perte de compétences. Pour ArcelorMittal, on aurait pu envisager une prise de participation ou une nationalisation temporaire mais ce n’est pas la solution plébiscitée par nos équipes locales. Néanmoins, une question demeure : la force publique ne pourrait-elle pas justement créer un fonds pour accompagner les mutations ou les reprises par les salariés ?

    C’est en ce but que nous travaillons sur un fonds d’investissement « Impact France », alimenté par l'épargne salariale, où les Français investiraient dans des fonds mobilisables pour reprendre des entreprises. Les 200 milliards d'euros d'encours de l'épargne salariale pourraient être mobilisés sur des entreprises françaises et des produits « made in France ».

    Les entreprises françaises manquent-elles de soutien ?

    Oui ! L’exemple de Neext Engineering, une start-up lancée par Philippe Petitcolin, expert  confédéral CFE-CGC en épargne salariale, est révélateur : elle peine à trouver des financements, faute de capitaux français. Ce manque, nous le devons à une absence de doctrine économique et donc de frilosité des acteurs français en termes d’investissement.

    Pourquoi peut-on répondre aux attaques cyber ? Car nous avons une doctrine qui structure nos actions. Il faut donc aussi définir une ligne claire pour les entreprises. Si nous voulons les protéger, nous devons créer une stratégie claire en complément de celle de l’État, avec des outils concrets comme un fonds fléché France pour les industries souveraines ou en tension.

    Ensuite, pour pérenniser l'emploi, il faut penser l'avenir. Sur ce sujet, la question de l'énergie est fondamentale. Elle doit être décarbonée, disponible, stable et surtout accessible, si nous voulons que l’industrie française retrouve des marges de manœuvre. On ne peut pas rivaliser si elle coûte trois à quatre fois plus cher qu’aux États-Unis. Mais pour cela, il nous faut des politiques avec une vision et un cap clair. Aujourd’hui, un projet en chasse un autre en réponse à l'opinion publique. Pourtant, nous avons les outils pour pouvoir décliner cette stratégie industrielle. Je pense notamment au Conseil national de l'industrie et aux Comités stratégiques de filière, qui peuvent piloter et coordonner ces actions. Le commissariat au plan pourrait aussi reprendre son rôle de planification si on lui en donne réellement les moyens d’agir. L’État se doit d’être visionnaire dans un monde marqué par les risques géopolitiques.

    « Pourquoi peut-on répondre aux attaques cyber ? Car nous avons une doctrine qui structure nos actions. Il faut donc aussi définir une ligne claire pour les entreprises »

    La CFE-CGC a été auditionnée dans le cadre de la commission d'enquête parlementaire en cours sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Quelles sont vos analyses ?

    Ce qui nous a frappé, c’est à quel point les dispositifs sont généreux et exorbitants. Il est essentiel de responsabiliser ces aides incontrôlées : si l’on conditionne le RSA, pourquoi pas les aides aux entreprises ?  Car aujourd'hui, on les « biberonne » de multiples aides, les plus connues étant le Crédit d'impôt recherche et le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, et ce, indépendamment de leurs résultats et de leurs risques ! La Cour des Comptes a d’ailleurs pointé l’absence de calibrage et de suivi de ces aides et d’évaluation de leur utilisation.

    Il faut définir l'utilisation et les attentes de cet argent et un processus qui soit suivi tout du long. Le Conseil national de l'évaluation des politiques d'innovation, attaché à France Stratégie, partage également notre position sur le sujet. On ne peut plus accepter que, malgré les aides, des groupes comme ArcelorMittal licencient massivement sans que l’État puisse réagir !

    Nous pouvons aussi renforcer les droits des représentants du personnel pour suivre et auditer ce dispositif et éviter les effets d'aubaine au sein des grands groupes industriels. Cela peut être l'occasion pour nous de valoriser les choix industriels durables, notamment via un crédit d’impôt recherche vert.

    Ensuite, les aides d'exonérations de cotisations patronales sur les salaires sont devenues illisibles et incontrôlables. Elles représentent 80 milliards d'euros et nous devons les redéfinir si nous voulons sortir de la trappe à bas salaires qui, par ces aides, les tirent tous vers le bas.

     Car, bien qu'on nous présente certains métiers comme plus attractifs, nous assistons à une « smicardisation » des emplois. Pour inverser cette tendance, nous devons relancer la dynamique salariale avec des grilles de rémunération cohérentes et attractives. Actuellement, il y a encore des conventions collectives qui prévoient des progressions dérisoires d'un euro par échelon.

    « Si l’on conditionne le RSA, pourquoi pas les aides aux entreprises ? »

    Depuis le mois d'avril, les organisations syndicales sont reçues par plusieurs ministres (Travail, Comptes publics, Commerce extérieur, Industrie) pour évoquer les effets de la hausse des droits de douane américains sur l'emploi en France. Quelles sont les priorités pour la CFE-CGC ?

    Notre première priorité est de protéger les filières sous tension, notamment par la mise en œuvre anticipée de dispositifs d’APLD (activité partielle de longue durée). L'idée est d'anticiper les tensions qui arrivent et d’alerter les pouvoirs publics des difficultés rencontrées sur le terrain. Nous suivons, via le ministère du Travail, les Directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS), qui mettent en œuvre le régime d'APLD. Par ailleurs, nous aussi relayons les demandes reçues de nos fédérations auprès du ministère.

    Ensuite, face à la hausse de 10 % des droits de douane (dont 25 % dans l'automobile) par les Américains, il faut réagir, et non subir. Comment ? On revient à la notion de doctrine, et face aux Américains, cette dernière doit aussi être européenne. Chaque pays doit définir les secteurs à protéger et jusqu’où il est prêt à aller pour les défendre auprès de la Commission européenne.

    Ce contexte impose de repenser le patriotisme économique et d’élaborer une véritable doctrine de souveraineté. L'État français et l'argent public soutiennent les entreprises françaises, et il est insensé que ces dernières, comme la CMA CGM,  Sanofi ou LVMH annoncent des investissements massifs aux États-Unis ou délocalisent à l'étranger tout en bénéficiant largement des aides publiques.

    Il faut donc fixer des priorités industrielles sans sombrer dans un protectionnisme stérile. Je pense qu’il est temps de faire nation et de lutter contre cette forme de lâcheté économique. La responsabilité des élites envers le pays ne peut être ignorée.

    « Le contexte impose de repenser le patriotisme économique et d’élaborer une véritable doctrine de souveraineté »

    Dans son intervention du 13 mai dernier, le président de la République évoquait la piste d'une TVA sociale pour compenser une baisse des cotisations sociales. Qu'en pense la CFE-CGC ?

    La TVA sociale ne peut être envisagée qu'à une condition : qu'elle s'accompagne d'une hausse des salaires engendrée par la baisse des cotisations sociales afin de créer un cercle vertueux. Sans cette garantie, faire porter l'effort sur un impôt aussi inégalitaire que la TVA est tout simplement inacceptable.

    En échange de cette dernière, il faut une compensation : si les cotisations patronales baissent sans que les salaires augmentent, on se retrouve face à une baisse déguisée des rémunérations. Les salariés peuvent participer à l'effort, mais leur pouvoir d'achat doit être maintenu.

    La question centrale reste de savoir ce que nous faisons des économies réalisées sur les exonérations sociales. C'est là tout l'enjeu, d'autant que ce sujet s'articule directement avec notre système de retraites et de protection sociale dans son ensemble. Une approche globale et cohérente s'impose.

    La problématique du partage de la valeur reste prégnante en entreprise. Un an et demi après la loi du 29 novembre 2023 ayant transposé l'accord national interprofessionnel signé entre partenaires sociaux sur le sujet, quel premier bilan peut-on en faire ?

    Notre bilan est mitigé car cette loi n'a pas résolu la question fondamentale du partage de la valeur, qui reste plus que jamais d'actualité.

    Certes, cela a permis d’introduire des dispositifs de partage de la valeur dans les entreprises de 11 à 49 salariés, ce qui constitue un progrès en termes d'équité. Mais cette avancée ne règle pas le problème ! En 2024, les entreprises du CAC 40 ont versé 133 milliards d’euros de dividendes, contre 150 milliards en 2023. La financiarisation de l'économie reste massive.

    Certes, il est légitime de rémunérer le capital à hauteur du risque d'investissement. Mais cette rémunération ne peut plus se faire au détriment des salaires et des investissements productifs. On ne peut plus mettre le capital sur un piédestal par rapport au travail.

    Le problème, c’est que les organisations patronales, MEDEF en tête, ne considèrent toujours pas le salarié comme un acteur à part entière du partage de la valeur. Or, si on souhaite retrouver une dynamique salariale, il faut une hausse du salaire de base, mais aussi de l'évolution salariale. C'est normal d'évoluer, on n'a pas les mêmes besoins quand on grandit. On peut organiser tous les speed dating du monde sur les métiers en tension, tant qu'on n'aura pas répondu à cette question du salaire, rien ne se passera.

    Pareil pour les seniors, une compétence ça se paye ! On ne peut pas refuser d'augmenter le salaire des seniors car c’est une trajectoire de carrière. C'est aussi un moyen de valoriser l'engagement sociétal de l'entreprise.

    Au final, des salariés bien formés et payés à la hauteur de leur implication, c’est aussi miser sur l’innovation et la qualité. C’est le seul levier pour construire une compétitivité hors prix et reconquérir des parts de marché sur des segments à haute valeur ajoutée. Car nous ne bâtirons pas des champions industriels avec des salariés précaires et sous-payés.

    Certes, il est légitime de rémunérer le capital à hauteur du risque d'investissement. Mais cette rémunération ne peut plus se faire au détriment des salaires et des investissements productifs »

    Propos recueillis par François Tassain