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Publié le 01 - 02 - 2022

    « Pour "Un autre monde", j’ai rencontré plus de 200 cadres »

    Après « La loi du marché » et « En guerre », le nouveau film du réalisateur Stéphane Brizé, « Un autre monde », sort en salle le 16 février. Avec Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon dans le rôle d'un manager poussé par l’actionnaire à licencier des salariés. Entretien.

    Lors d’une présentation d’« Un autre monde » (voir la bande-annonce) devant des élus CFE-CGC, vous avez déclaré que ce film était né d’une « petite graine » semée lors du tournage d’« En guerre ». De quoi s’agit-il ?

    Dans une des séquences d’« En guerre », Laurent Amédéo, l’ouvrier et responsable syndical qu’interprète Vincent Lindon, est face aux cadres de son entreprise qui portent l’injonction de la fermeture totale du site industriel. Le directeur général semble très péremptoire dans ses arguments. Mais à un moment, je m’autorise à penser que ce dirigeant n’est peut-être pas si à l’aise avec la décision qu’il porte. Il fait le boulot qu’on lui demande, mais s’il ne partage pas la décision de sa direction, à quoi ressemble sa vie quand il rentre chez lui ? « Un autre monde » était né.

    Des récits concordants sur la perte de sens, la loyauté vis-à-vis de l’entreprise et la répercussion sur les liens familiaux. »

    Avez-vous rencontré beaucoup de cadres avant le tournage pour vous familiariser avec leur vécu ?

    Pour écrire un film, j’ai l’idée, l’envie ou l’intuition d’un endroit du monde à regarder. À partir de là, j’organise des dizaines de rencontres avec des femmes et des hommes qui ont connu quelque chose ayant à voir avec le sujet que je veux traiter. Concernant « Un autre monde », une amie qui fait de l’outplacement m’a mis en contact avec beaucoup de cadres. Ils m’ont tous raconté des histoires qui se ressemblaient plus ou moins lorsqu’il s’agissait de leur exclusion de leur entreprise et de l’impact que cela avait eu sur leur vie de famille : perte de sens, questionnement sur le courage, sur la loyauté vis-à-vis de l’entreprise, répercussion sur les liens familiaux. C’est autour de ces récits que le film s’est ensuite construit.

    Comment s’est opéré le casting – si l’on excepte le choix des deux stars ?

    Une des particularités de mes films est de faire tourner beaucoup d’acteurs non professionnels. Pour organiser ce premier travail de rencontres, j’ai une directrice de casting accompagnée d’une équipe de plusieurs assistants. Revues spécialisées, LinkedIn, syndicats, bouche à oreille : toutes les pistes sont explorées. Au final, plus de 200 cadres sont venus nous rencontrer librement pour ce nouveau film. Chaque rencontre dure au moins une heure. Une trentaine de minutes de discussion et une trentaine de minutes d’essais. Ce sont des mois et des mois de travail.

    Pour tenir les rôles de cadres dirigeants, vous avez aussi appelé des gens connus comme la journaliste Marie Drucker ou Didier Bille, un ancien DRH qui a témoigné plusieurs fois dans la presse.

    Vous savez, Marie Drucker n’est pas comédienne professionnelle. Elle est connue mais elle n’avait jamais joué devant une caméra. Didier Bille est effectivement ce DRH qui a témoigné à de nombreuses reprises de la violence de son travail quand il exerçait ses fonctions en entreprise. Il a écrit un livre (ndlr : « DRH, la machine à broyer »), je l’avais lu, je l’ai rencontré, sa personnalité m’a intéressé, je lui ai proposé de passer le casting… et il s’est retrouvé dans le film. Quant aux autres comédiens non professionnels, ils sont tous cadres dans la vie.

    Filmer un angle mort de notre monde : les difficultés des cadres à porter des injonctions contradictoires ou injustifiables. »

    Dans le film, lors d’une discussion entre directeurs de sites, certains acceptent de devoir licencier des salariés, par conviction ou intérêt personnel. Est-ce que vous les comprenez ?

    Je m’attache à donner à chaque personnage un discours structuré et convaincant. Charge aux spectateurs de se faire leur idée en fonction de leur propre expérience de vie, de ce qu’ils jugent bien ou mal, décent ou indécent, juste ou injuste. Personne n’a confisqué la vérité et je n’instruis pas à charge. Je m’en défends à chaque instant. Et si je me moquais de l’un ou de l’autre de mes personnages en ironisant sur son discours ou sa fonction, ma démonstration ne tiendrait pas. On me dirait, bien légitimement : « C’est facile, M. Brizé, vous vous foutez de la gueule d’Untel, il n’a aucune chance de pouvoir défendre son point de vue. » Et je n’aurais pas grand-chose à répondre !

    Avec « Un autre monde », avez-vous le sentiment d’avoir bouclé la boucle formée par « La loi du marché » et « En guerre » ?

    Les trois films forment, au final, une trilogie, même si celle-ci n’était pas pensée comme telle à l’origine. Un film en a invité un autre. D’abord le chômeur de longue durée de « La loi du marché », obligé d’accepter un travail d’agent de sécurité qui le contraint à surveiller puis à interpeler ses collègues, bref à devenir un sale type. Puis « En guerre » qui met en scène la colère de salariés au moment de la fermeture (boursière) de leur entreprise. Enfin, « Un autre monde », qui présente un directeur de site industriel quelques semaines avant l’annonce d’un plan social conséquent. La même histoire ou presque que la précédente mais regardée du point de vue des cadres. En filmant cette fois-ci un angle mort de notre monde : les difficultés des cadres à porter des injonctions contradictoires ou injustifiables, ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible. Dans tous les cas, à tous les échelons, des femmes et des hommes souffrent de décisions économiques prises sans aucun lien avec la performance des sites.

    Propos recueillis par Gilles Lockhart

    Un autre monde

    Avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker

      


    Vincent LINDON Copyright Michael_Crotto_R


    Sandrine KIBERLAIN Copyright Michael_Crotto_R