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Publié le 23 - 12 - 2025

    « Sur la politique salariale, les syndicats agissent en régulateurs »

    Professeur à l’IAE Nancy, spécialiste des relations de travail, Patrice Laroche a piloté une étude IRES/CFE-CGC sur les disparités salariales et leurs effets au travail. Il en livre les grands enseignements et évoque le rôle central des syndicats sur ces sujets. 

    Quelles sont les grandes lignes de votre trajectoire professionnelle et en quoi consistent vos travaux ?

    Je suis professeur agrégé de sciences de gestion à l’Université de Lorraine à Nancy, plus particulièrement à l’IAE (Institut des administrations des entreprises). Mes spécialités sont la gestion des ressources humaines et les relations de travail. J’ai eu plusieurs expériences d’enseignement et de recherche aux États-Unis dans les universités de Cornell et de Berkeley. Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France (IUF), j’ai travaillé sur les sujets de dialogue social et de négociation collective avec la publication d’articles et d’ouvrages scientifiques relatifs aux relations industrielles, aux liens entre les acteurs syndicaux et patronaux. J’ai par ailleurs soutenu une thèse de doctorat sur les effets économiques du syndicalisme.

    Alors que les relations sociales sont traditionnellement plutôt étudiées en France par les sociologues et les juristes, j’ai fait partie des premiers universitaires à s’intéresser à cet angle économique de l’action syndicale, par exemple sur les salaires et la performance des organisations. Actuellement, je dirige une équipe de recherche qui travaille, pour un projet financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), sur ces thématiques ainsi que sur la gouvernance d’entreprise et la place des représentants des salariés dans les organes de direction.

    Dans le cadre de la convention conclue entre l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et la CFE-CGC, vous êtes l’auteur de l’étude « Disparités salariales et performances des organisations », présentée le 21 octobre dernier lors d’un colloque organisé au siège de confédération. Quelle en est la genèse ?

    Le point de départ de ce projet de recherche est une réflexion autour de ces questions de rémunération, de leur influence sur la performance des organisations et des effets de l’activité syndicale sur les salaires. Il y aussi tout ce qui relève de la justice organisationnelle, renvoyant aux problématiques de dispersion des salaires, aux facteurs expliquant cette dispersion et aux effets que ces écarts de salaires vont avoir sur le comportement des individus au travail. Autant de sujets qui entrent d’ailleurs en résonnance avec l’actualité avant la prochaine transposition, en France, de la directive européenne sur la transparence salariale.

    S’agissant de la méthodologie, j’ai notamment eu recours à la méta-analyse, une démarche scientifique qui permet de faire une synthèse quantitative des études empiriques en combinant les résultats économétriques (étude statistique des données économiques). À partir de 115 études internationales identifiées comme pertinentes, dont deux françaises, cela m’a conduit à pouvoir faire ressortir un certain nombre de facteurs accentuant ou atténuant les effets de ce qu’on appelle la disparité des salaires, soit l’ampleur de la différence de rémunération créée par la structure salariale d’une entreprise.

    La façon dont les individus perçoivent les inégalités salariales est essentielle pour comprendre le comportement au travail »

    Quels sont les principaux enseignements de l’étude ?

    La façon dont les individus perçoivent les inégalités salariales est essentielle pour comprendre le comportement des gens au travail. La disparité salariale va avoir un effet différent selon le fait qu’elle soit ou non justifiée. Quand c’est le cas, on observe des effets plutôt positifs sur la performance des individus au travail. À l’inverse, quand les écarts salariaux sont injustifiés, les effets seront négatifs. Dans la littérature scientifique, on parle d’écarts salariaux justifiés quand ils sont en lien avec la performance individuelle objectivée par certains critères comme la productivité. Si les différences de rémunération entre individus sont légitimes, les employés ne risquent pas de ressentir une injustice, et la dispersion peut avoir un effet positif sur la motivation individuelle et l’implication, et donc sur la performance des organisations. Quand les écarts de salaires sont difficilement justifiés, sans procédure très claire, sans transparence, les effets peuvent être délétères sur le comportement au travail avec des dysfonctionnements organisationnels fréquemment observés.

    Jusqu’à quel point ?

    Les écarts de salaire, au-delà d’un certain seuil - souvent un ratio de 1 à 10 ou de 1 à 15 entre le salaire moyen des collaborateurs et le salaire moyen de la direction et du top management -, n’ont plus d’effet motivationnel. Il faut donc trouver un équilibre pour maximiser les effets positifs des écarts salariaux, tout en limitant leurs impacts négatifs sur la cohésion et la performance globale. L’acceptation de ces écarts dépend de nombreux facteurs, notamment la confiance entre individus dans une même société. Un salarié qui a confiance dans les manageurs ou la direction tolérera plus facilement les écarts salariaux, qu’ils soient horizontaux (entre individus occupant un emploi ou un niveau hiérarchique équivalent) ou verticaux (entre postes hiérarchiques différents).

    La question des rémunérations et des écarts de salaires comporte une forte dimension subjective, souvent amplifiée par l’absence d’informations dans l’entreprise. Peut-être que la prochaine réglementation sur la transparence des salaires viendra clarifier certaines choses. Notons aussi que la question du niveau de rémunération est également centrale. Les travaux scientifiques montrent ainsi que les salariés qui sont les mieux rémunérés, par exemple les cadres, sont plus tolérants à l’égard des écarts salariaux. C’est beaucoup moins le cas des ouvriers ou des employés. La littérature scientifique illustre par ailleurs qu’une forte dispersion des salaires est moins efficace lorsqu’il existe une forte interdépendance des tâches effectuées par les salariés.

    Concernant le degré d’acceptation des écarts salariaux, vos travaux dressent le constat d’une forte hétérogénéité des résultats en raison des différences culturelles.

    En effet, les disparités salariales ne sont pas perçues de manière équivalente d’un pays à l’autre. La tolérance aux écarts salariaux est traditionnellement plus importante dans les pays anglo-saxons, avec une culture plus forte de la performance et de la compétition. Les individus peuvent alors retirer une satisfaction de l’observation d’un salaire plus élevé chez les autres car ils vont avoir tendance à anticiper favorablement leur propre évolution salariale (on parle d’effet « signal »). À l’inverse, par exemple en France, la culture est beaucoup plus égalitaire : les fortes différences entre les plus hauts revenus et ceux des salariés sont parfois perçues comme une injustice. Le haut salaire n’est pas forcément vu comme reflétant les compétences ou le mérite, mais plutôt comme de la chance, le fait d’être bien né, ou la capacité de se rapprocher de la bonne personne au bon moment. S’y ajoute le sentiment, légitime, que l’ascenseur social et la méritocratie dysfonctionnent.

    On en revient à la notion fondamentale de confiance : si l’individu fait confiance à sa direction, il aura tendance à estimer être en mesure de pouvoir bénéficier des mêmes avantages salariaux en contrepartie de son investissement et de ses efforts au travail. En revanche, s’il se méfie de son employeur et/ou de sa capacité à tenir parole, il sera plus réticent à s’engager dans son travail et, par voie de conséquence, aura plus de difficultés à se projeter.

    La transposition de la directive européenne sur la transparence salariale va améliorer la justice organisationnelle et obliger les employeurs à éclairer leurs pratiques »

    Dans quelle mesure la transposition, d’ici juin 2026 dans le droit français, de la directive européenne de mai 2023 sur la transparence des salaires peut-elle bouleverser les cultures d’entreprise et avoir un effet sur la performance des organisations ?

    La question des salaires est très sensible en France et il est probable que cette transposition peut s’avérer délicate dans bon nombre d’entreprises. Les organisations syndicales et les représentants du personnel seront d’ailleurs en première ligne. Les DRH savent que le sujet est sensible et sont plutôt assez réticents à cette notion de transparence salariale.

    La transposition va permettre la mise en place de reportings sur les rémunérations moyennes, soumis à des critères différents en fonction de la taille de l’entreprise. C’est à mon sens une bonne chose : quelles que soient les modalités précises retenues, cela va améliorer la justice organisationnelle et obliger les employeurs à éclairer leurs pratiques, à être plus transparents sur les critères d’attribution de primes individuelles ou collectives, de bonus, etc. Le risque inhérent à tout ce processus est de créer de la frustration car les salariés peuvent découvrir des niveaux moyens de rémunération différents de ce qu’ils imaginaient. Or les travaux de l’étude IRES/CFE-CGC soulignent combien ces questions de justice sont fondamentales sur le comportement des salariés vis-à-vis de leur travail. 

    Outres ces prochaines obligations légales, les entreprises vous semblent-elles enclines à jouer le jeu de la transparence ?

    Il y aura assurément un certain nombre de freins à lever même si cela va permettre, je le crois, de redynamiser le dialogue social. Je pense aussi qu’il convient de faire une distinction en fonction du critère de la taille : les grandes entreprises ont davantage l’habitude du dialogue social avec un certain nombre de pratiques déjà ancrées en termes de partage d’informations et d’implication des instances de représentation du personnel. C’est globalement moins le cas dans les entreprises de taille intermédiaire et je ne parle même pas des PME et des TPE.

    Sur ces problématiques d’écarts de salaires, de politiques de rémunération, de transparence et de motivation des individus au travail, quel rôle peuvent jouer les organisations syndicales ?

    Elles font indiscutablement office de régulateurs, de médiateurs et de redistributeurs. Les syndicats et l’activité syndicale contribuent à la réduction des inégalités de salaires, à la prévention d’écarts excessifs qui pourraient miner la cohésion interne en entreprise, et à éclairer le fondement des différences salariales en vigueur dans les organisations, en ayant la capacité de les expliquer aux salariés. Tout ceci est parfaitement documenté dans la littérature scientifique, tant au niveau micro-économique qu’au niveau macro-économique. Le rôle du dialogue social est lui aussi bien identifié pour veiller à ce que les processus de décision salariale soient transparents et équitables. Comme le met en relief l’étude que j’ai pilotée, les syndicats et les mandatés syndicaux permettent une plus grande participation des salariés dans les discussions sur les salaires, ce qui peut renforcer la perception de justice et réduire les ressentiments liés aux disparités salariales.

    Les syndicats peuvent par ailleurs négocier des opportunités de formation et de développement professionnel, ce qui peut aider les salariés à s’épanouir, à développer leurs compétences, à progresser dans leur carrière, atténuant les effets négatifs des disparités salariales. Enfin, l’étude met en relief que la présence syndicale en entreprise peut fournir aux salariés un sentiment de sécurité et de soutien, même en présence de disparités salariales.

    Comment les mandatés syndicaux et les élus du personnel sont-ils impliqués et travaillent-ils ces sujets de rémunération avec les directions ?

    Il ne faut pas oublier, en premier lieu, tout le travail de négociation collective qui est conduit dans les branches professionnelles avec l’élaboration et la mise à jour, par les représentants des salariés et ceux des employeurs, de grilles salariales pour chaque grand secteur d’activité. Ensuite, dans les entreprises, c’est à la discrétion des employeurs d’associer plus ou moins étroitement les représentants du personnel et les comités sociaux et économiques (CSE) dans la construction des grilles salariales et des classifications.

    Pour avoir travaillé comme expert auprès des ex-comités d’entreprises et des CSE, j’ai conduit plusieurs missions visant à proposer des diagnostics économiques et stratégiques permettant d’analyser les décisions prises par les directions. Et il faut rappeler que les CSE ont cette prérogative de disposer des informations rassemblées dans la BDESE (base de données économiques, sociales et environnementales) et de pouvoir recourir à des expertises extérieures pour intervenir, le cas échéant, sur ces questions salariales et de politiques de rémunération.

    Au-delà du salaire, ce sont les questions de politiques de rémunération et de partage de la valeur qui se posent dans de nombreuses entreprises »

    En débordant du strict cadre de l’étude et du dialogue social, on voit que la question des salaires et de la rémunération demeure le sujet numéro un chez les citoyens et les salariés. Diriez-vous qu’il y a un problème spécifique des salaires en France ?

    Le contexte macro-économique, la conjoncture, les crises successives et l’inflation ont renforcé ce sentiment de salaires insuffisamment élevés pour vivre décemment. C’est un phénomène d’ailleurs assez cyclique avec des périodes où ces revendications s’expriment de manière plus forte. Si les questions de sens au travail et de bien-être au travail sont bien entendu importantes pour la motivation des salariés, on s’aperçoit clairement que si le salaire ne suit pas, le risque de démotivation est grand. Les revendications salariales restent un marqueur fort chez tous les individus. C’est démontré par de multiples études.

    Quant à savoir si c’est une spécificité française, c’est assez difficile à évaluer avec des pays comparables étant donné les différences culturelles et de fonctionnement. Pour en revenir au rôle des organisations syndicales, on observe par exemple aux États-Unis que dans les entreprises pourvues de syndicats, les écarts de rémunération sont réduits de l’ordre de 15 à 20 % par rapport à celles où ils sont absents, et que les revalorisations salariales interviennent davantage en présence des organisations syndicales.

    Sur cette question salariale, les négociations annuelles obligatoires (NAO) s’amorcent ou battent leur plein dans beaucoup d’entreprises. Comment voyez-vous les choses ?

    Les négociations sont pour le moins assez difficiles avec les difficultés économiques auxquelles font face un certain nombre d’employeurs. Au-delà de la question salariale, ce sont bien les questions plus générales de politiques de rémunération et de partage de la valeur qui s’expriment dans de nombreuses entreprises. Le développement des dispositifs d’intéressement et de participation peut être un levier intéressant mais ceux-ci sont conditionnés aux résultats de l’entreprise.

    Y a-t-il une spécificité à souligner concernant les salaires des populations de l’encadrement (techniciens, agents de maitrîse, cadres) ?

    Lors de la récente table ronde organisée par la CFE-CGC, j’avais évoqué, sur la base en particulier d’une étude INSEE, que les salaires des cadres, ces dernières années, avaient progressé moins rapidement que ceux des autres catégories professionnelles, avec les risques que cela induit en termes de motivation. C’est aussi lié au fait que les politiques publiques économiques ont eu tendance à valoriser davantage les bas salaires. Cette modération salariale plus prégnante chez l’encadrement et les cadres du secteur privé se retrouve d’ailleurs également dans la fonction publique.

    Un mot de conclusion ?

    L’équation est complexe au sein des organisations mais une politique salariale juste contribue à renforcer la confiance et la performance des individus au travail. Cette régulation des disparités salariales ne se décrète pas : elle se construit par la négociation et la transparence.

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet

    Professeur à l’Institut des administrations des entreprises (IAE) de Nancy, spécialiste des relations de travail, de gestion RH et des effets de l’activité syndicale, Patrice Laroche a auparavant enseigné aux États-Unis (universités de Cornell et de Berkeley) et a été chercheur invité à la London School of Economics and Political Science. Il a dirigé, entre 2008 et 2013, le Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises (CEREFIGE).

    Auteur de nombreux travaux scientifiques, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF), il a récemment piloté, dans le cadre de la convention entre l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et la CFE-CGC, l’étude « Dispersion des salaires et productivité du travail ».