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Publié le 19 - 10 - 2023

    « L’encadrement est comme un moteur pour que tout fonctionne »

    Secrétaire nationale CFE-CGC au dialogue social et vice-présidente de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), Christine Lê évoque l’évolution, les spécificités, les missions et les aspirations des salariés de l’encadrement.

    Quelles sont selon vous les spécificités des cadres et des membres de l’encadrement ? Comment les définit-on, les reconnaît-on ?

    Il faut déjà donner un ordre de grandeur : en France, ils sont environ 4 millions et 35 millions en Europe. Avec une spécificité puisqu’il n’y a pas de définition juridique de ce qu’est un cadre dans le Code du travail. Le cadre peut faire l’objet de plusieurs définitions sous sa nomenclature socio-professionnelle. Il fut un temps où l’on pouvait dire qu’il était celui qui contrôle, qui encadre, qui sanctionne. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus que cela et projetons-nous vers l’avenir : c’est celui ou celle qui impulse, motive, fait fonctionner l’outil de production, mais aussi qui anime son équipe.

    Ce qui suppose de gérer une équipe ?

    Il y a deux grandes familles de membres de l’encadrement. Celui ou celle qui fait du management, qui gère des collaborateurs, et celui ou celle qui ne fait pas de management, qui travaille sur des projets, qui fournit une expertise. On peut être chef de projet sans équipe et être cadre. Par ailleurs, on peut être « né » cadre parce qu’on a fait des études supérieures initiales (Bac+5) qui donnent une certification permettant d’entrer directement sur le marché du travail avec ce statut. Mais on peut aussi devenir cadre quand on a démarré sa vie professionnelle comme employé ou agent de maîtrise et que son parcours, via la reprise d’études, la formation professionnelle et la prise de responsabilités, fait qu’on passe au collège cadres. En France, ce schéma fonctionne très bien selon les filières.

    Qualification, autonomie, responsabilités et innovation caractérisent les hommes et les femmes de l’encadrement »

    Vous trouvez que l’ascenseur social fonctionne dans l’entreprise ?

    J’ai envie être optimiste mais avec la réforme de la formation professionnelle, cela devient de plus en plus compliqué. Entre 1970 et 2014, il y avait une vraie volonté d’ascenseur social, de formation promotionnelle et d’évolution de collège en collège : exécution, maîtrise, cadre… Depuis 2014, la formation professionnelle s’est malheureusement transformée en marché, au détriment des droits des salariés.

    Sans que les syndicats puissent faire quelque chose ?

    Tout l’enjeu en tant que représentants des salariés, lors des négociations d’entreprise ou dans les branches professionnelles, est de bien mettre en avant les droits des salariés et les devoirs des employeurs. Ces derniers ont l’obligation de maintenir l’employabilité de leurs collaborateurs à l’aide de plusieurs outils dont le plan de développement des compétences sur lequel peut être inscrit une formation promotionnelle qui, si le salarié la réussit, lui permet de changer de collège avec un nouveau niveau de certification. Par ailleurs, l’Apec accompagne les Bac+3, étudiants, salariés, demandeurs d’emploi et personnes en questionnement à travers le conseil en évolution professionnelle (CEP), un dispositif ouvert à l’ensemble des salariés - qu’ils soient cadres ou non - pour faire le point, avoir de l’information, dessiner un projet et ce tout au long de sa carrière.

    En quoi les cadres et assimilés sont-ils des rouages essentiels de l’activité économique ?

    Ils constituent vraiment le trait d’union entre ceux qui exécutent, qui mettent en œuvre, et ceux qui décident au plus haut niveau de l’entreprise (conseil d’administration, direction). L’encadrement est comme un moteur : il est là pour faire que cela fonctionne, que chaque personne ait sa place et son rôle à jouer. Ce qui est intéressant quand on est cadre ou membre de l’encadrement, c’est d’être à l’écoute des équipes, de bien prendre en compte les expériences de chacun pour pouvoir améliorer les modèles, les process. Tout dépend du secteur dans lequel on est mais l’essentiel est dans le travail en commun, d’être constamment à l’écoute, qu’il y ait ou non du management. Cela fait partie intégrante de ce qu’on appelle les soft skills.

    Il y a eu beaucoup de secousses ces dernières années : la crise Covid, la guerre en Ukraine… Comment l’encadrement vit-il cette période ?

    Il y a effectivement une géopolitique qui a transformé beaucoup de choses. La guerre en Ukraine a impacté les approvisionnements, la planification, les process internes et jusqu’à l’organisation du travail. De fait, l’adaptation est permanente et c’est le cadre qui doit à chaque fois se remettre en question pour redistribuer le travail. Un exemple : quand le blé a été bloqué en Ukraine, tout le système agricole a dû se remettre en question. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, il y a eu une transformation des terres : on est passé de la lavande au blé en quelques mois.

    Au-delà d’accompagner les évolutions, quelle est la marge d’initiative de l’encadrement ?

    Le trait d’union fonctionne dans les deux sens : distribution des tâches et de la stratégie aux équipes, mais aussi source de proposition aux dirigeants. Le ou la membre de l’encadrement impulse des innovations si cela est nécessaire. Avec un distinguo à faire entre les grandes entreprises où les prises de décision peuvent être longues, et les petites qui fonctionnent plus du tac au tac. La qualification, l’autonomie, la responsabilité et l’innovation caractérisent les hommes et les femmes de l’encadrement.

    Pour revenir à la distinction entre manager et expert, y a-t-il des passerelles de l’un à l’autre ?

    Absolument. Les parcours professionnels peuvent être très diversifiés. Tout est possible en gardant une posture apprenante. Le cadre a la possibilité de conserver et d’entretenir son employabilité grâce à la formation professionnelle et l’utilisation du compte personnel de formation (CPF). Du point de vue des ressources humaines, ces passerelles sont intéressantes dans la mesure où elles élargissent le champ de compétences de la personne.

    Quand on n’a jamais eu de responsabilité d’équipe, on peut s’y mettre à tout âge ?

    On ne peut pas parler de manière absolue mais généralement, on est accompagné. Dans certaines entreprises, par exemple EDF, si une personne est juriste et qu’elle souhaite devenir responsable RH avec une équipe, c’est inscrit dans son plan de formation et de professionnalisation. Elle ne le devient pas du jour au lendemain. Elle suit des sessions de formation pour devenir manager de première ou de deuxième ligne. Tout ceci est orchestré par rapport à la politique de gestion du personnel de l’entreprise. Et encadré avec des accords négociés. N’oublions jamais les accords et le dialogue social !

    L’expression "faire carrière" s’atténue et les parcours professionnels sont moins linéaires que par le passé »

    Nous n’avons pas parlé du télétravail. Quelle est votre analyse de son impact sur l’encadrement ?

    On dénombrait quelque 300 accords sur le télétravail en 2019, et 4 000 en 2023 ! Cela donne une idée de l’impact sur les deux grandes familles d’entreprises, les PME et les grandes. Sans faire de généralités, les premières adorent le présentéisme. La mise en place du télétravail a été un double apprentissage pour l’encadrement et pour les entreprises. Aujourd’hui, le dispositif est devenu un critère de choix à faire figurer dans les annonces d’emploi. Avec mon expérience de vice-présidente de l’Apec, je vois bien les tensions existant dans le recrutement. Beaucoup d’offres restent non pourvues parce que le télétravail n’est pas proposé, alors que les compétences existent et que l’activité le permet. Celui ou celle qui postule veut de la disponibilité et que l’entreprise l’autorise à faire du télétravail. C’est complètement nouveau par rapport à la période pré-2020. Et on ne reviendra pas dans le monde d’avant.

    Est-ce qu’on mesure déjà l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi et les métiers de l’encadrement ?

    C’est encore tôt mais cela arrive vite. L’IA représente la puissance 10 de l’automatisation. Elle pourrait avoir un impact sur les tâches et les compétences des personnes que la CFE-CGC représente. Cela ouvre donc pour le présent et le futur de nouveaux cursus à envisager dès la formation initiale pour être en adéquation avec ce qu’on attend d’un cadre, d’un encadrant, d’un ingénieur, pour ne laisser personne à côté du chemin. Pour moi, ce ne sont pas des menaces mais des évolutions comme en connaît chaque génération. La question est de savoir comment on garde la valeur ajoutée de l’homme et de la femme derrière le langage et les créations des applications. Ce seront des décisions politiques, économiques et sociétales.

    Sur l’augmentation des salaires de l’encadrement, on ne lâche pas ! »

    Au-delà des changements dans les organisations de travail, il y a les évolutions sociétales et les nouvelles aspirations des jeunes notamment. Les personnels de l’encadrement sont-ils en train de muter ?

    Il y a des évolutions comme dans toute la société. Le travail est toujours là avec sa valeur, son sens, mais on constate, notamment au travers des études de l’Observatoire de l’Apec, que l’expression « faire carrière » s’atténue. On souhaite en effet travailler dans une organisation qui fait sens, avec des valeurs sociétales et environnementales que l’on partage quand c’est possible.

    Du coup, on assiste à des parcours professionnels moins linéaires que par le passé. Une étude récente de l’Apec montre qu’énormément de cadres ont démissionné pour prendre un nouveau poste dans une autre entreprise. On change de filière, de métier, on sollicite les projets de transition professionnelle, on combine plusieurs activité : l’une alimentaire, en lien avec sa formation initiale ; l’autre en lien avec sa passion personnelle, mais qui ne permet pas d’en vivre. On voit aussi des membres de l’encadrement en entreprise qui quittent celle-ci pour devenir auto-entrepreneurs, puis qui reviennent ensuite dans des structures.

    Pas facile de gérer tous ces changements pour une organisation syndicale…

    Cela fait partie des enjeux que nous avons à la CFE-CGC. Bien appréhender les besoins des personnes que nous représentons, les ruptures et les modifications en cours dans les cycles d’une vie professionnelle. Mon objectif au niveau de la représentativité est de couvrir l’ensemble de l’encadrement : salariés dans les secteurs privé et public, mais aussi les anciens cadres et assimilés devenus auto-entrepreneurs. C’est l’un de nos prochains chantiers pour rester au cœur de la cité, tout comme celui de la lourdeur des process dans les grandes entreprises. Sans oublier le manque de reconnaissance exprimée par les salariés, les fortes attentes en matière d’équilibre vie privée-vie professionnelle et les revendications légitimes au niveau de la rémunération. Il y a un vrai travail à faire de prise en compte et d’augmentation des salaires de l’encadrement. On ne lâche pas !

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet et Gilles Lockhart