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Publié le 10 - 04 - 2018

    L'IA est un enjeu de dialogue social dans les entreprises"

    Sur la base du rapport Villani ayant associé les partenaires sociaux, le président de la République a présenté une série de mesures pour développer l’intelligence artificielle en France.

    Explications avec Raphaëlle Bertholon, déléguée nationale CFE-CGC en charge de l’Économie.

    Le député Cédric Villani (LREM) a remis, le 28 mars dernier, un rapport intitulé « Donner un sens à l’intelligence artificielle », pour lequel les partenaires sociaux et la CFE-CGC ont été auditionnés. Quel est l’objectif poursuivi ?

    L’objectif est d’abord de structurer la filière de l’intelligence artificielle et de créer les conditions favorables à son développement. Ce rapport est une première étape avec plusieurs axes de travail bien identifiés : construire une politique économique de la donnée permettant de répondre aux enjeux de l’IA ; anticiper et maîtriser les impacts de l’IA sur le travail et l’emploi ; placer l’IA au service d’une économie soutenable et écologique ; catalyser les opportunités sur des secteurs économiques clés, en lien avec une recherche appliquée.

    Suites aux annonces d’Emmanuel Macron, la structuration de cette filière est confiée à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), chargé coordonner le programme national pour l'intelligence artificielle avec plusieurs pôles spécialisés sur tout le territoire : Paris, Saclay, Toulouse, Grenoble et un cinquième à venir. Enfin, le rapport sera certainement suivi de futurs partenariats internationaux (Allemagne, Europe et Canada) esquissés par le président de la République dans son discours du 29 mars.

    Anticiper les impacts sur l’emploi, encourager l’innovation et repenser la commande publique »

    Quelles sont les grandes recommandations en matière d’emploi et de travail ?

    Le rapport préconise la construction d’un « Lab public de la transformation du travail » dont la mission serait d’anticiper les impacts de l’IA sur l’emploi. En laissant une large place à l’expérimentation, en lien avec les politiques publiques qui, par nature, s’inscrivent sur un temps plus long. C’est une piste intéressante, tout comme l’instauration d’un dialogue social autour du partage de la valeur ajoutée sur l’intégralité de la chaîne de valeur en pleine mutation.

    Pour la CFE-CGC, l’IA doit se développer en servant le plus grand nombre avec une redistribution équitable des richesses créées et des gains de productivité générés. L’absence de structuration en France de la demande en IA est un frein à son développement. Ainsi, le rapport Villani propose la création d’un guichet unique pour donner une visibilité aux acteurs français de l’IA, encourager leur innovation et favoriser leur développement. L’État, qui se transforme aussi avec le numérique, doit montrer l’exemple avec des achats publics qui servent l’innovation française et qui soutiennent l’industrie européenne.

    Quatre grands secteurs (santé, transport, environnement et défense) ont été érigés en priorité pour développer l’intelligence artificielle. Qu’en pensez-vous ?

    Si la France souhaite peser, il semble préférable de ne pas se disperser et de concentrer nos efforts sur quelques secteurs clés. C’est une solution efficace et pragmatique, sous réserve de bien choisir les secteurs. L’idée est de s’appuyer sur nos atouts, en particulier sur la recherche française reconnue mondialement dans ce domaine, pour travailler en transversale avec une vraie multidisciplinarité.

    Ces choix de secteurs font écho à des filières industrielles d’excellence parmi lesquelles la construction automobile et la défense. Compte tenu du poids économique et du rayonnement mondial des champions français, on peut toutefois regretter l’absence du grand secteur banques/assurances/services financiers.

    Emmanuel Macron a annoncé un plan de 1,5 milliard d’euros de crédits publics pour faire de la France un des leaders de l’IA. Est-ce à la hauteur des enjeux ? 

    Pour être tout à fait précis, l'intelligence artificielle sera le premier champ d'application du Fonds pour l'innovation et l'industrie mis en place en début d'année et doté de 10 milliards d'euros. Il devrait permettre aux futurs Instituts Interdisciplinaires de l’IA (3IA) de se doter d’un supercalculateur. Au-delà des effets d’annonce et des montants, c’est désormais toute la filière de l’IA qu’il convient de structurer.
     

     

    Se préparer aux grandes transformations induites par l’intelligence artificielle pour mieux les accompagner »

    L’intelligence artificielle va-t-elle davantage détruire ou créer d’emplois ?

    A ce jour, il existe une foultitude de chiffres, études et estimations, souvent peu concordants. Rappelons au passage que les pays les plus robotisés au monde - Allemagne, Corée du Sud, Japon - sont parmi ceux qui ont le taux de chômage le plus faible. Notre mission de syndicaliste n’est pas de spéculer sur le nombre de créations ou de destructions d’emplois, mais bien de nous préparer aux grandes transformations induites par l’IA pour mieux les accompagner. L’avenir ne se prévoit pas, il s’anticipe. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du cycle de conférences thématiques lancé l’an dernier par la CFE-CGC autour de l’IA, avec des intervenants de haut niveau.

    Pour la CFE-CGC, le volet formation des salariés est absolument fondamental.

    Aujourd’hui, les formations sont encore loin d’être adaptées au nouveau contexte induit par la révolution numérique et technologique. Le rapport Villani pointe la nécessité de « prendre le sujet à bras-le-corps et d’agir sans céder à la panique ». La CFE-CGC est sur la même longueur d’onde. Dans le secteur de la banque déjà fortement impacté par l’IA, Régis Dos Santos (président de la fédération CFE-CGC des métiers de la Banque) préconise un véritable plan Marshall de la formation pour anticiper et développer les nouvelles compétences requises par le déploiement de l’IA dans toutes les activités.

    Vis-à-vis des salariés et du grand public, il s’agit également de lever les craintes, souvent légitimes, entourant l’IA et l’automatisation.  

    Dans quelle mesure les partenaires sociaux doivent-ils s’emparer de l’intelligence artificielle dans les entreprises ?

    L’IA est un enjeu de dialogue social, c’est une évidence. Par exemple, un même outil - le fameux logiciel Watson dans la banque - peut engendrer des usages complètement différents d’une structure à l’autre. C’est bel et bien la responsabilité des organisations syndicales, en lien avec les employeurs, d’initier le dialogue pour déterminer les utilisations de l’IA en entreprise. En traitant, en parallèle, la nécessaire question de la montée en compétence des salariés.

    Mettre en place des garde-fous pour s’assurer que l’homme reste bien maître des avancées technologiques »

    La donnée est souvent présentée comme le nouvel or noir et le principal « carburant » de l’intelligence artificielle. Comment en réguler l’usage ?

    Construire une politique de données adaptée aux enjeux de l’IA estun sujet que la CFE-CGC a abondamment alimenté durant la concertation de la mission Villani. Forte de son héritage jacobin, la France dispose de riches fichiers, notamment en matière de santé, que le monde entier nous envie. La CFE-CGC a fait valoir cette richesse, des données « d’intérêt général » pour le développement de l’IA, à condition de veiller à la sécurité de leur utilisation, en particulier au respect du secret statistique. Le rapport Villani réaffirme ce principe de construction d’un écosystème autour de la donnée. Le président de la République a annoncé la création d’un hub des données de santé, une structure chargée de piloter l’enrichissement continu et la valorisation du système national des données de santé (cliniques, hôpitaux, médecine de ville…).

    La CFE-CGC est particulièrement vigilante à l’utilisation des données personnelles. La présentation, le 31 janvier dernier, de sa charte éthique et numérique dans les ressources humaines, co-produite avec Le Lab RH, en est l’illustration. 

    Peut-on concilier intelligence artificielle et éthique ?

    Le sujet consiste à mettre en place les bons garde-fous pour installer la confiance, préserver notre souveraineté et s’assurer que l’homme reste bien maître des avancées technologiques. A cet effet, le rapport Villani préconise en particulier la création d’un Comité d'éthique sur les technologies numériques et l'IA.

    Nous devons développer une IA inclusive, protégeant la diversité et la mixité indispensable à la croissance. Et faire en sorte que, comme l’a exprimé la chercheuse Laurence Devillers lors du sommet du 29 mars, « l’IA soit un formidable moteur pour être meilleur ensemble ». Ce défi, c’est l’humanité qui en a les clés. C’est donc aussi à nous autres, militants et militantes, d’œuvrer pour construire le modèle de société que nous voulons demain.
     

    Propos recueillis par Mathieu Bahuet